15 juin 2011

Comment la Californie se prépare au pire ?




La Californie sous les eaux ? C'est l'hypothèse qui a réuni il y a peu des climatologues du monde entier, à Sacramento, la capitale administrative et politique du Golden State. Objectif : plancher sur la pertinence d'un scénario inédit de catastrophe naturelle, Ark Storm -littéralement « la tempête de l'Arche », en référence à l'Arche de Noé -, prévoyant que des multitudes d'orages pourraient se succéder sans discontinuer pendant un à deux mois, provoquant des pluies diluviennes qui noieraient le centre de la Californie sous 3 à 4 mètres d'eau. Une véritable mer intérieure de plusieurs centaines de kilomètres de long se formerait alors dans la Sacramento Valley, détruisant non seulement cultures et habitations, mais aussi l'essentiel de la vie économique. A la clef, des milliers de morts et des centaines de milliards de dollars de dégâts.

La catastrophe de 1861

Scénario délirant ? Pour les spécialistes de l'Ark Storm, cette hypothèse climatique n'a rien de farfelu : « Ce phénomène s'est déjà produit, en Californie, et nous estimons qu'il se reproduit tous les 100 à 200 ans », estime le Dr Lucy Jones, directrice scientifique du Multi Hazards Demonstration Project à l'US Geological Survey (USGS), en Californie. C'est elle qui a dirigé, pendant deux ans, une équipe d'une centaine de spécialistes du climat et des phénomènes météorologiques extrêmes, dont les travaux ont abouti à la publication d'un rapport de plus de 400 pages.
A la base de leur étude, l'analyse des données et des documents qui attestent de la seule manifestation certaine du précédent Ark Storm. De Noël 1861 jusqu'au mois de mars de l'année suivante, orages, ouragans et tempêtes avaient transformé la Sacramento Valley en un gigantesque lac de plus de 450 kilomètres de long, ruinant pour longtemps élevage et agriculture. Le résultat d'un phénomène atmosphérique poussant d'énormes quantités d'air extrêmement humide à se concentrer au-dessus du Pacifique Nord, puis à dériver jusqu'en Californie, avant de pénétrer très profondément à l'intérieur, le long des principales rivières. Ces masses d'air humide auraient alors déclenché des orages très violents, provoquant pluies et neige sur la quasi-totalité de l'Etat. Depuis, rien de semblable ne s'est encore reproduit. Mais Lucy Jones fait remarquer que si l'on mettait bout à bout les orages historiques de janvier 1969 et ceux de février 1986, la Californie se serait probablement retrouvée dans les mêmes conditions climatiques qu'en 1862... Les experts estiment qu'un Ark Storm au XXI e siècle pourrait détruire un quart des habitations californiennes, sous l'effet notamment de milliers de glissements de terrain. Mais aussi provoquer l'évacuation d'au moins 1,5 million de personnes et causer pour 725 milliards de dollars de dégâts...
Dans le campus de l'USGS, à Menlo Park, tout près de l'université de Stanford et du siège social de Facebook, on est habitué à manier ce genre de chiffres alarmistes. Dans un cadre verdoyant, des centaines de scientifiques tentent de modéliser de la façon la plus précise possible les effets d'un éventuel Ark Storm, ou du fameux « Big One », le tremblement de terre géant annoncé par tous les spécialistes. « Notre métier, c'est de construire des scénarios à partir des informations que nous recueillons grâce à nos instruments de mesure », explique, cartes à l'appui, Keith Knudsen, directeur adjoint de l'Earthquake Science Center, à l'USGS. « Ces modèles aident les dirigeants politiques ou économiques à mieux se préparer pour faire face à une catastrophe naturelle », résume-t-il. « Par exemple, le patron d'une entreprise de semi-conducteurs voudra savoir à partir de quelle puissance un tremblement de terre est susceptible de détruire son usine. Cela affectera ses plans de secours d'urgence mais aussi le montant de son assurance... »
Toute la côte californienne est traversée, du nord au sud, par la faille de San Andreas, à l'origine du tremblement de terre de 1906 qui a complètement ravagé San Francisco. Pour autant, c'est une autre faille, celle de Hayward, plus petite mais positionnée en face de la Silicon Valley, qui inquiète le plus les spécialistes. « Nous venons d'entrer dans une période où elle pourrait bientôt bouger », prévient John Rundle, professeur de géologie à l'université UC Davis, qui estime que celle-ci est active tous les 150 ans environ. Or, c'est en 1868 (il y a 143 ans !) que cette faille a provoqué son dernier tremblement de terre, auquel Mark Twain, qui vivait alors à San Francisco, a consacré un chapitre entier dans l'un de ses livres...

Plusieurs axes de fragilité

Le Golden State est-il prêt à affronter de tels séismes ? Du côté scientifique, surtout depuis les événements du Japon, la mobilisation est totale. « Nous sommes en train d'installer dans l'océan Pacifique de nouvelles bouées équipées de capteurs, qui vont nous renseigner sur la formation possible de phénomènes météorologiques extrêmes », assure Keith Knudsen. Si ces bouées envoient un jour des signaux inquiétants, l'USGS recommandera d'activer immédiatement des mesures préventives. « Par exemple, nous pourrons agir sur la régulation des principaux barrages de façon à mieux gérer l'arrivée de nouvelles quantités importantes d'eau », indique Sonny Fong, responsable des programmes de préparation d'urgence au California Department of Water Resources. Les plans préparés par l'USGS ont déjà permis de positionner à l'avance des équipements de secours. Des grues, par exemple, ou des trains qui serviraient aux évacuations d'urgence.
Même les militaires se préparent. « Cet été, la Navy procédera à des manoeuvres d'évacuation de ses principaux navires hors de Pearl Harbor, comme si l'Ark Storm était en cours de formation », indique Dale Cox, de l'USGS.
Depuis que le scénario de l'Ark Storm existe, la California Emergency Management Agency (CalEMA) a décidé de renforcer sa coopération avec l'US Geological Service, déjà active pour la mise au point de programmes de secours d'urgence lors de tremblements de terre. Il s'agit de désigner des points stratégiques (hôpitaux, écoles, routes, etc.) sur lesquels les sauveteurs concentreraient leurs moyens pour soigner, héberger ou déplacer la population en cas de catastrophe naturelle.
De leur côté, les dirigeants politiques préparent aussi la Californie à faire face aux prochaines secousses sismiques. Dans la région de San Francisco, qui inclut la Silicon Valley, ils ont décidé le financement d'importants travaux pour permettre au BART (l'équivalent du RER parisien) de résister à un fort tremblement de terre. Notamment sur la partie de son parcours qui s'effectue sous l'eau, entre les villes de San Francisco et d'Oakland. Mais ces travaux ne seront pas achevés avant 2014. Idem pour le grand pont qui relie ces deux villes, le Bay Bridge : un deuxième, répondant aux normes antisismiques les plus sévères, est en cours de construction à quelques mètres du premier. Mais il ne sera pas achevé avant deux ou trois ans.
Autre axe de fragilité : l'eau ; 85 % de l'eau potable consommée par les habitants de la région transitent par un système de canalisations souterraines. En service depuis près d'un siècle, il ne résisterait pas à une très forte secousse provenant de la faille Hayward, estiment les spécialistes. Là encore, des travaux sont en cours pour éviter que toute la région ne soit privée d'eau potable en cas de tremblement de terre.« Mais d'ici à la fin de tous ces travaux, nous ne pouvons que croiser les doigts », reconnaît la géologue Mary Lou Zoback, responsable des risques antisismiques à l'agence Risk Management Solutions.

Une minute pour s'organiser

D'autres mesures de protection devraient être prises, estiment des scientifiques comme le professeur Richard Allen, du Seismological Laboratory, à l'université de Berkeley. Ce dernier milite pour la mise en place d'un système d'alerte anti-tremblement de terre qui serait actionné automatiquement à la réception de certains signaux -un système déjà mis en place au Japon. Il permettrait de donner l'alerte jusqu'à une minute avant la secousse. Un délai a priori minime, mais pourtant déterminant d'un point de vue économique, et surtout humain. Une telle alerte permettrait, par exemple, aux entreprises de la Silicon Valley de couper en urgence l'alimentation électrique de leurs chaînes de fabrication et éviter ainsi de nombreux incendies ou explosions. Un tel dispositif ferait aussi s'arrêter immédiatement les trains, avant que les rails endommagés ne provoquent des déraillements mortels.
Quel que soit le niveau de protection qui sera offert un jour offert aux Californiens, le plus important n'est peut-être pas là. En effet, malgré l'évidence du risque (l'USGS estime qu'il y a 50 % de chances qu'un séisme majeur survienne dans les vingt ans), la plupart des habitants ne font pas grand-chose pour s'y préparer. Selon une enquête réalisée par la CalEMA, moins d'un sur cinq a fait expertiser son domicile pour savoir comment celui-ci pourrait résister à un fort tremblement de terre. Moins de la moitié des habitants dispose d'outils de secours, ou a fait un minimum de provisions d'urgence.
Une passivité si préoccupante que les autorités ont décidé d'un grand jour de répétition générale. Ce sera le 21 octobre prochain, à 10 h 21. A cette minute précise commencera le Shake Out Drill. Dans tout l'Etat, des sirènes retentiront pour inviter la population à faire comme si un tremblement de terre commençait. Ceux qui sont dans la rue devront se coucher par terre ou s'agripper à quelque chose de solide, dans les maisons ou les entreprises, les autres devront s'abriter sous un bureau ou une table.
Par la suite, les pompiers, la police et tous les autres services d'urgence organiseront des opérations de secours factices, aussi bien dans les grandes villes que dans les plus petites. A Los Angeles, le département des pompiers (LAFD) a déjà formé plus de 30.000 citadins comme auxiliaires de fortune lorsqu'il faudra venir en aide à l'ensemble de la ville. Par ailleurs, des équipes composées d'ingénieurs de travaux publics, de chirurgiens urgentistes, de spécialistes en produits toxiques, etc. ont été constituées virtuellement dans toute la Californie. Ces volontaires, qui devront se mobiliser et se réunir d'urgence en cas de catastrophe naturelle, participeront activement à l'exercice.
Par ailleurs, l'Earthquake Country Alliance, organisatrice de l'événement, déploiera des milliers de volontaires pour faire, ce jour-là, de la pédagogie et de la formation sur les attitudes à adopter en cas de séisme. Pour l'instant, sur 38 millions de Californiens, un peu plus de 8 se sont inscrits pour participer au Shake Out Drill. Un bon début...
Michel Ktitareff, Les Echos